Le Temps passe, l’Autofictif persiste

Aventure de longue haleine, la publication de L’Autofictif a suscité des fidélités qui rassurent tant la volatilité des critiques ets parfois manifeste. En témoigne les articles réguliers d’Isabelle Rüf, critique littéraire au Temps de Genève, qui vient de proposer dans ses colonnes une interview de l’auteur :

Il y a dix ans, Eric Chevillard entreprenait de publier en ligne, chaque jour, trois courts textes sous le titre L’Autofictif. Les Editions de l’Arbre vengeur en firent un livre au terme de chaque année. Pour la dixième, ce courageux éditeur publie un impressionnant volume qui les réunit toutes, sous le titre L’Autofictif ultraconfidentiel. Il ne devrait pas le rester, car cette entreprise sans égale offre un immense réservoir où puiser au hasard des jours et des humeurs. On y trouve des choses vues et épinglées, des piques à l’égard du monde littéraire et des exercices d’admiration, un bestiaire fabuleux, des aphorismes qui rappellent parfois l’efficacité de Jules Renard ou l’étrangeté d’Henri Michaux mais qui sont toujours du pur Chevillard – que ce soit le subtil et tendre romancier de Ronce Rose, le critique acéré qu’il a été dans Le Monde des livres ou le satiriste sans pitié de Prosper Brouillon.

Il y a dans L’Autofictif de petites fictions – l’auteur forme un temps son successeur et le maltraite tel l’apprenti sorcier –, des impressions de voyage, les perles de ses filles. Sous la légèreté, en basse continue, un fond de gai désespoir, de colère et de désillusion. C’est bien un portrait de l’auteur en blogueur qui se dessine en arrière-plan. Des scories, il y en a forcément un peu, des répétitions et des facilités: dans une élégante préface, l’auteur s’en excuse. Des notes, il en a toujours pris.

Le Temps: Pourquoi avez-vous décidé de rendre vos notes publiques et de vous imposer cette contrainte?

Eric Chevillard: Je les ai toujours publiées, en réalité. Mais, avant de tenir ce journal en ligne, je les faisais entrer de force dans mes romans. Quelquefois elles s’y enchâssaient à merveille; souvent, elles détonaient ou juraient avec le reste. La facilité de publication sur Internet leur a offert un espace propre. L’Arbre vengeur m’a très vite proposé de les éditer, mais mon intention première était justement de passer outre les formes et les formats courants de l’édition papier. Je m’en suis finalement trouvé bien. Il me semble en effet que le texte lu jour après jour, à vif et sur le vif, n’est pas exactement celui du livre imprimé où le texte se fige et s’ordonne tout comme, disait Malraux, «la mort change la vie en destin». Ces deux lectures sont intéressantes et ne s’excluent pas.

– «L’Autofictif»: un clin d’œil ironique à la mode de l’autofiction, en plein essor il y a dix ans? Ou un autoportrait caché dans le dessin des notes?

– C’était franchement ironique à l’origine. Et pourtant, si l’on comprend littéralement le terme autofiction, ce titre nomme assez bien la nature de ce texte. Je m’y cherche et je trouve des suspects qui me ressemblent et que j’interroge. J’observe et je riposte, la mauvaise foi est aussi sincère que l’aveu, tout est permis. Un fait de langue est un acte, une manière d’être.

– La contrainte correspond-elle aux gammes du pianiste, annonçant un autre livre à venir ou engendre-t-elle une œuvre autonome?

– Ces notes me viennent souvent en marge du roman que j’écris, elles en sont alors plutôt des rejets, des excroissances ou des fusées qui n’y trouvent pas vraiment place et parfois m’intéressent davantage que le texte auquel je travaille, comme la mouche au théâtre qui nous distrait de la pièce: que fait-elle là? d’où vient-elle? où va-t-elle se poser? sur quel crâne?

– Disposez-vous d’un fonds d’urgence en cas de disette ou de filet troué?

– Le stock n’est jamais très considérable. J’aime avoir une vingtaine de notes en réserve, ce qui me permet de construire l’entrée du jour (toujours composée de trois fragments) de manière plus fine, avec des rimes internes ou des effets d’écho. Mais parfois, je secoue mon carnet pour en extraire trois mots. Il faudra faire avec, car l’assiduité est importante et il s’agit de nager encore au creux de la vague.

– Après la publication de «L’Ultraconfidentiel», «L’Autofictif» continue en 2018. Est-il sans autre fin que celle de l’auteur?

– Ou sa lassitude, qui peut arriver avant la fin. Elle ne pointe pas encore ou, quand elle paraît, cette force d’inertie aussi est mise à l’ouvrage. Contrairement à toute autre forme d’écriture, la note n’est pas le fruit d’un travail. Elle peut naître de la fatigue, de l’ennui, du rêve, du hasard.

– La contrainte est-elle devenue addiction?

– Une discipline plutôt, mais à laquelle je m’astreins sans effort, presque machinalement parfois. Ce ne sont après tout que quelques gestes: noter dans le carnet qui ne me quitte pas l’idée qui m’est venue, la reporter le soir sur un fichier avec les autres, en sélectionner trois que j’articule entre elles en privilégiant tantôt l’harmonie tantôt la dissonance, puis poster, comme on dit, le billet sur le blog. Quelques gestes et quelques minutes.

– «L’Autofictif» est très discret sur sa vie privée. Pourtant il cite parfois ses deux filles: a-t-il leur accord?

– Elles le savent et parfois me demandent si je vais reprendre telle ou telle de leurs réflexions. Souvent alors je mouche ces petites précieuses ridicules (plus précieuses que ridicules) parce que leur intervention ne mérite pas de figurer dans l’œuvre de leur père. C’est un jeu d’enfant que je joue avec elles, parce que nous nous retrouvons aussi dans ces inventions verbales et ces paradoxes plus ou moins ingénus. Mais jamais je ne raconterai leur vie, bien sûr.